Conflits d'intérêts : attention à vos amis !
Avec la loi du 11 octobre 2013 sur la Transparence de la Vie Publique, la loi du 31 mars 2015 créant la Charte de l’Élu local, la loi du 20 avril 2016 relative à la Déontologie des Fonctionnaires et la loi du 9 décembre 2016 relative à la lutte contre la corruption, la « chasse » aux conflits d’intérêts semble bel et bien ouverte.
L’examen de la jurisprudence récente de la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation du 5 avril 2018 apporte un éclairage surprenant sur la notion de « l’intérêt quelconque »
constitutif du délit de prise illégale d’intérêts prévu à l’article L 432-12 du Code Pénal.
UN PETIT RAPPEL DE L’ARTICLE 432-12 DU CODE PÉNAL
Rappelons que l’alinéa 1 de l’article 432-12 du code pénal, qui incrimine la prise illégale d’intérêts, dispose que « le fait, pour une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement, est puni de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 500 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction ».
L’ARRÊT DE LA CHAMBRE CRIMINELLE DE LA COUR DE CASSATION DU 5 AVRIL 2018
L’arrêt n° 17-81.912 de la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation en date du 5 avril 2018 considère qu’un lien d’amitié est constitutif de « l’intérêt quelconque » nécessaire à la caractérisation du délit de prise illégale d’intérêts.
En l’espèce, dans le cadre d’une enquête préliminaire, il était découvert que le maire d’une commune avait participé à toutes les étapes du processus de décision ayant abouti à retenir une société comme cessionnaire d’un terrain communal sur lequel était envisagée la construction d’un éco-quartier. Or, le dirigeant de cette société était un ami de longue date du maire et avait été, durant plusieurs années, son partenaire de golf. Le maire était poursuivi du chef de prise illégale d’intérêt et le dirigeant de la société de recel de ce délit.
En première instance, les deux protagonistes étaient renvoyés des fins de la poursuite. Sur appel du ministère public, les seconds juges infirmaient ce jugement. À l’inverse des premiers juges, ils considéraient en effet que l’infraction était suffisamment caractérisée. Le texte d’incrimination visant un intérêt « quelconque », les juges estimaient que cet intérêt pouvait être de nature matérielle ou morale, direct ou indirect et qu’il n’avait pas à être « d’un niveau suffisant ». En outre, dans le silence du texte, les seconds juges relevaient opportunément que, pour être caractérisé, cet intérêt ne nécessitait d’apporter la preuve ni d’une contrepartie financière ni d’une contradiction avec l’intérêt du service public.
L’agrégation de ces arguments permettait aux juges du fond de conclure qu’en l’espèce, une simple relation amicale pouvait suffire à caractériser l’intérêt quelconque visé par le texte d’incrimination. Le maire et le dirigeant de la société cessionnaire n’avaient pas la même interprétation de la notion d’intérêt inscrite à l’article 432-12 du code pénal. L’argument pivot de leur pourvoi en cassation est simple : la simple amitié, qui n’est pas notoire et n’est pas accompagnée de relations d’affaires, ne peut suffire, en l’absence de tout autre lien, à caractériser l’infraction de prise illégale d’intérêts. En d’autres termes, pour les requérants, rien ne démontrait qu’en l’espèce, le maire avait pris un intérêt dans l’attribution de cette opération de création d’un écoquartier à une société dont le gérant était son ancien partenaire de golf.
Pour rejeter le pourvoi, la Cour de cassation revient sur les nombreux signaux de l’implication du maire dans cette opération de cession. L’édile avait en effet participé, outre aux étapes préalables désignant cette société comme cessionnaire du terrain, aux délibérations du conseil municipal engageant la commune à garantir l’emprunt contracté par cette société et supprimant la condition résolutoire du contrat de cession qui obligeait la société à consigner une somme destinée à assurer l’achèvement des travaux de démolition et de construction. Ce faisceau d’indices de l’implication du maire dans cette opération permettait de déduire qu’il avait « pris un intérêt en cédant le terrain communal, conscient de sa relation avec le gérant de la société cessionnaire, un ami de longue date qui avait été, pendant plusieurs années, un partenaire de golf ».
LA JURISPRUDENCE DE LA CHAMBRE CRIMINELLE DE LA COUR DE CASSATION
Cette argumentation n’est pas surprenante. Il s’agit en effet de la voie dans laquelle la jurisprudence s’est déjà engagée depuis plusieurs années. La chambre criminelle a ainsi déjà considéré que l’intérêt, matériel ou moral, direct ou indirect, pris par des élus municipaux en participant au vote des subventions bénéficiant aux associations qu’ils président entre dans les prévisions de l’article 432-12 du code pénal (Crim. 22 oct. 2008, n° 08-82.068) L’absence de contrepartie financière ni de contradiction avec l’intérêt public est indifférent pour la constitution du délit. La jurisprudence existante ne recherche pas que les élus aient retiré un quelconque profit et que l’intérêt pris ou conservé ne soit pas en contradiction avec l’intérêt communal (Crim. 19 mars 2008, n° 07-84.288).
Cette solution fait largement écho à un arrêt récent dans lequel la chambre criminelle a considéré qu’un soupçon de partialité entre un candidat et un collaborateur du maire suffit à caractériser l’infraction de prise illégale d’intérêts. Elle avait ainsi posé le principe selon lequel des relations personnelles et professionnelles étroites entre un fonctionnaire (ou en l’espèce un élu) et un candidat à un marché public présument une situation de conflit d’intérêts. Dans l’arrêt rapporté, le raisonnement est identique et résulte de l’implication du maire dans la cession nonobstant l’existence de relations amicales de longue date entretenues avec le gérant de la société cessionnaire (Crim. 13 janv. 2016, n° 14-88.382).
Les implications pratiques de cette jurisprudence sont importantes, en ce qu’elle invite les élus locaux et les cadres dirigeants à faire preuve de la plus grande prudence dès lors que des interférences peuvent exister entre les décisions prises dans la sphère professionnelle et leur relation amicale. Ainsi, compte tenu de cette définition XXL de l’intérêt quelconque, le DGS, en sa qualité de gardien de la déontologie dans la collectivité, devra prévenir en permanence les zones à risques pour éviter toute confusion entre la sphère professionnelle et personnelle.