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L'ENTRETIEN AVEC...CHLOË VOISIN-BORMUTH, DIRECTRICE À LA FABRIQUE DE LA CITÉ

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L'ENTRETIEN AVEC...CHLOË VOISIN-BORMUTH, DIRECTRICE À LA FABRIQUE DE LA CITÉ

Chloë Voisin-Bormuth, directrice de la recherche à la Fabrique de la Cité, livre pour ID, les principaux enseignements à retenir de l’étude menée par le think-tank pour la première fois sur les villes moyennes.

Pourquoi s’intéresser aux villes moyennes ?

Jusqu’à présent, à La Fabrique de la Cité, nous avons principalement travaillé sur des métropoles d’envergure internationale : Singapour, Toronto, Vienne, Hambourg, Pittsburg. Toutefois dès 2015, on a commencé à travailler sur les villes moyennes à travers la question des villes « phénix ». Des villes qui ont subi un grand choc et qui cherchent à renaitre : Détroit, Saint-Etienne et Leipzig. Le projet que nous avons mené à partir de 2019 sur infrastructures et démocratie a permis de ressaisir la thématique des villes moyennes en mettant en lumière un discours portant sur les territoires oubliés de la République. Dans ce discours, les villes moyennes étaient volontiers vues à travers leurs manques, symbolisés par le rideau de fer baissé dans des centres-villes dévitalisés. En parallèle, on voyait se développer un autre type de discours, à savoir celui d’une ville à taille humaine, des courtes distances ayant une qualité de vie à offrir et une carte à jouer avec l’essor du télétravail. On a voulu étudier cette tension entre deux images contradictoires : la ville moyenne vue comme « triste » opposée à la ville moyenne « des vacances ». La crise sanitaire a confirmé notre intuition : le sujet des villes moyennes et de leur trajectoire est devenu le sujet auquel tout le monde s’intéresse.

Quelle a été votre approche ?

Nous sommes partis du terrain et des acteurs de terrain, notamment à Cahors, mais aussi à Lens ou à Charleville-Mézières. Avec ce contexte particulier de crise sanitaire, nous avons surtout travaillé sur des interviews d’acteurs et des notes transversales pour comprendre les trajectoires des villes en amont. J’ai par exemple publié une note qui interroge la question du rebond des villes moyennes dans une perspective de temps long et dans une perspective européenne. Nous avons également publié des portraits de villes : Lens, Charleville-Mézières, Vierzon… Toutes ces villes font face à des défis majeurs (résorption de friches, inégalités socio-spatiales, vieillissement etc.) mais ont su mettre en place des politiques d’innovation intéressantes. Ces travaux montrent que l’innovation ne se concentre plus uniquement dans les métropoles. Certaines villes moyennes, placées dans l’orbite des métropoles, vont certes bénéficier de la diffusion de l’innovation par effet de débordement. Mais toutes se posent la question de leur modèle spécifique de développement et d’innovation qui ne peut être un simple décalque de celui de la métropole. Elles ne peuvent en effet pas actionner les mêmes leviers, ni s’appuyer sur les mêmes acteurs.

Vous avez ajouté à ce travail de recherche, un sondage. Pourquoi ?

Il manquait une pierre à cet édifice : le regard des Français sur les villes moyennes. Pour la première fois à la Fabrique de la Cité, nous avons commandé un sondage aux deux instituts Kantar et à Potloc, une startup qui fait des questionnaires en ligne à partir des réseaux sociaux. Cela nous a permis d’avoir un double échantillonnage : d’un côté l’ensemble de la France avec Kantar et de l’autre avec Potloc une enquête ciblée sur cinq villes, quatre villes moyennes et une métropole. On a choisi Cahors, dont la croissance est tranquille mais constante avec une trajectoire affranchie de la métropole. Quimper, qui a inversé sa trajectoire. Elle a réussi à surmonter une crise industrielle importante et connaît aujourd’hui une forte croissance et est appréciée de ses habitants. Charleville-Mézières, une ville en crise depuis longtemps, mais dont le maire, conscient de cette réalité, mène une politique très volontariste. Chaumont, qui voit son centre-ville perdre des habitants mais la périphérie en gagner. Et une métropole, celle de Toulouse.

Quel résultat vous a le plus surpris ?

Il y a un amour des Français pour la ville moyenne. Elles sont vues comme des villes qui ont les qualités des grandes villes : urbanité, commerces, services. Et les qualités d’une petite ville, notamment la proximité, la présence de la nature et la possibilité d’habiter une maison avec jardin. Nous nous sommes attachés dans le sondage à faire une distinction entre la ville centre et la périphérie : pour chaque taille de ville, la périphérie est  systématiquement préférée à la centralité. On comprend que toutes les politiques qui visent la densité et la non artificialisation en concentrant leurs moyens sur les centres-villes et le développement des mobilités actives dans les centres-villes passent à côté de la réalité du territoire. La réalité du territoire français, c’est la périphérie.

Comment interpréter ces résultats ?

Le désir de vivre en province n’est pas si nouveau. Les Français ne sont pas la population la plus franchement urbaine : en témoigne leur attachement pour la résidence secondaire. Mais la crise sanitaire et le confinement ont permis de libérer la parole qui restait jusque-là confidentielle. Soudain, cela devient légitime et entendable socialement de dire que l’on veut quitter Paris pour s’installer dans une ville moyenne sans qu’on associe ce changement au fait de devenir « plouc », « pas drôle » ou de « s’enterrer ». C’est un grand changement. Paris reste bien entendu un cachet sur un CV, et dans une vie. Mais on voit apparaître un autre modèle qui s’assume. Cela constitue une vraie chance pour les villes moyennes.

Quitter Paris, certains l’ont fait, le font mais sous certaines conditions.

Le facteur déclencheur reste l’emploi. Le télétravail peut faciliter les changements de vie… mais seulement si certaines conditions sont réunies : accessibilité, services publics et numérique. On observe que les villes moyennes gagnantes sont soit les villes en périphérie de Paris qui donnent la possibilité à ses habitants de changer de lieu de vie sans changer de travail soit des villes bénéficiant d’une bonne accessibilité et d’une bonne couverture numérique. Cela envoie un message positif aux entreprises qui pourront attirer les talents.

Comment votre travail a-t-il été accueilli par les maires ?

Ils ont reconnu leur territoire mais le sondage leur a aussi donné une nouvelle perspective sur la façon dont leur ville est perçue et vécue par les habitants. Le maire de Charleville-Mézières, Boris Ravignon, a par exemple pu y lire le degré de confiance qu’il a réussi à gagner auprès des habitants qui bat tous les records. C’est intéressant de montrer que l’action d’un maire, même si elle n’inverse pas une trajectoire, crée une confiance entre les élus et les administrés et qu’elle permet d’ancrer le projet dans le territoire dans un autre modèle que celui du retour rapide à la croissance, dans celui du bien-vivre ensemble. Notre travail a également été saisi par les élus pour affirmer le positionnement qu’ils souhaitent assumer pour les villes moyennes, notamment vis-à-vis de l’État. Nous avons rencontré des maires qui n’étaient pas du tout dans la complainte, bien au contraire. Ils sont fiers de leurs villes. Ils se distinguent par une attitude combattive, pragmatique, réaliste. Fins connaisseurs de leurs territoires, les maires des villes moyennes ne sont pas dans l’attente d’une assistance de l’État. Ils veulent que soient reconnues à la fois leur capacité à formuler une véritable stratégie territoriale et leurs difficultés spécifiques pour parvenir à la réaliser, notamment le mur d’investissements souvent infranchissable et la difficulté à attirer certaines compétences rares. Ils demandent ainsi être soutenus en termes de moyens (financiers et en ingénierie). De même, leur souhait de refaire partie de la carte ne s’exprime pas en opposition aux métropoles mais en articulation avec elles avec le principe d’une double armature.

Les villes moyennes et les métropoles ne sont pas vues comme des concurrentes ?

Les villes moyennes veulent montrer qu’il y a une autre voie pour traiter des problèmes, celle des coopérations et des interdépendances assumées. Territoires pivots entre les métropoles et les petites villes et les territoires ruraux, elles ont parfaitement assimilé l’emboîtement des échelles. Le maire de Charleville-Mézières, très lucide, montre que pour retenir les jeunes sur le territoire, il faut bien sûr développer une offre de formation dans la ville mais aussi envoyer certains étudiants à Reims dans une logique de coopération. Le maire de Lens, Sylvain Robert, reconnaît d’ailleurs que les habitants ne les avaient pas attendus pour vivre le territoire dans sa complexité sans se soucier des frontières administratives. Les élus reconnaissent aujourd’hui ce bassin de vie, veulent le faire exister et l’aménager au mieux. C’est une évolution extraordinaire dans cette ancienne région minière où les maires n’étaient pas habitués à se parler et encore à travailler ensemble. Gilles Huchette, à la tête d’Euralens, réalise à cet égard un travail extraordinaire en donnant un cadre à ce dialogue et en portant des projets territoriaux communs à la bonne échelle. Je ne m’attendais pas à voir un ensemble d’acteurs qui avaient autant envie de faire, de dépasser les limites, de coopérer. On a senti une énergie qui ne demande qu’à s’épanouir !

Que penser d’Action Coeur de ville ? On sent que certains élus émettent des critiques sur ce dispositif.

C’est un programme très intéressant pour les villes moyennes assorti d’un accompagnement stratégique et d’une enveloppe financière importante. Il a permis de braquer le projecteur sur ces territoires et d’en donner à voir les spécificités. On ne peut nier l’effet de levier du programme. La principale question qu’il soulève toutefois est celle du périmètre d’action. Il y a d’ailleurs eu une prise de conscience sur ce point. Ce dispositif partait de l’identification d’un enjeu majeur : celui de la dévitalisation des centres-villes. Or, revitaliser un centre-ville ne signifie pas que toute l’action doit être concentrée sur ce périmètre. On s’en rend compte que l’échelle n’est pas la bonne, il faut pouvoir avoir une action sur l’ensemble de l’aire urbaine moyenne. Une autre question que soulève le programme Action coeur de ville, mais qui n’est pas spécifique à ce programme en particulier, c’est celle de l’approche, française, par la catégorie de taille de ville. Saint-Raphaël, Neuilly et Charleville-Mézières : nous avons bien ici trois villes moyennes mais aussi autant de trajectoires et de défis à relever qui tiennent moins à la taille qu’à l’ancrage régional ou au profil de la ville. En cela l’approche allemande par le problème plutôt que par la taille me semble plus féconde. Il faut rendre justice au programme Action coeur de ville qui permet à chaque ville d’avoir un accompagnement personnalisé.

En résumé, quels sont les enjeux des villes moyennes ?

Les enjeux pour les villes moyennes sont de deux ordres. D’abord, les élus veulent renouveler leur relation à l’État. Ils ne demandent pas une autonomie sur le modèle allemand ni de nouvelles compétences, mais ils veulent être entendus sur leurs stratégies. Ensuite, les villes moyennes doivent réussir à stabiliser leur trajectoire. Cela soulève un enjeu fort d’investissement dans les infrastructures : les infrastructures numériques, mais aussi de mobilité, de services. Il s’agit aussi pour les villes moyennes de faire face au vieillissement de leur population et de retenir les jeunes, ce qui soulève tant un enjeu d’aménagement (adaptation des logements, nouvel aménagement d’espaces publics etc .) que de formation. On sait que la personne qui aura réussi à décrocher son premier emploi fixe dans une ville aura tendance à y rester plus longtemps.

Faire face à ces défis soulève un enjeu d’innovation. Même si les villes moyennes ont les dispositifs pour développer une stratégie, les modèles d’innovations tels qu’ils sont pensés aujourd’hui correspondent davantage aux modèles d’innovation des métropoles. Or les villes moyennes ne sont pas des métropoles en miniature. Un nouveau modèle est donc à inventer qui permettent aux villes moyennes d’articuler le temps court de l’innovation avec le temps long de la pérennisation et du financement du projet. Ces pistes sont très stimulantes pour les chercheurs comme pour les opérationnels car on doit nécessairement partir de de la réalité du territoire et de ses acteurs. C’est en ce sens que les villes moyennes peuvent devenir le creuset d’une nouvelle innovation.

Propos recueillis par Hélène Leclerc

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